Verrocchio et son atelier
On divise la Renaissance Italienne en trois périodes : le « Quattrocento », le quinzième siècle, avec Florence pour épicentre.
La deuxième vit triompher Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël, beaucoup d'historiens considèrent qu'elle est constituée des deux premières décennies du « Cinquecento »(le seizième siècle) et que, progressivement, la primauté de Florence cède le pas à celle de Venise.
La troisième période est supposée voir la prééminence de Venise et occuper le reste du siècle. Les mirages dorés de la lagune auraient alors jeté leurs derniers feux avec Titien, Tintoret et Véronèse.
La Renaissance se diffusa ensuite dans toute l'Europe. Le « Maniérisme » puis le « Baroque », suivront...
Cette conception traditionnelle de l'évolution de la Renaissance italienne nous semble correspondre imparfaitement à la réalité des événements.
Il nous paraît plus exact de considérer la première phase de la Renaissance Italienne comme s'étendant du concours pour la porte du baptistère de Florence, en 1401, à la dispersion des membres de l'atelier de Verrocchio, à partir de 1480, et définitivement avec le départ de Verrocchio pour Venise en 1486, à l'exemple de Léonard de Vinci, exilé volontaire à Milan dès 1482.
La deuxième nous semble courir du début de ces années 1480 jusqu'au sac de Rome par les troupes de Charles Quint, en 1527.
Ce désastre frappa si fort le monde que l'évolution normale des choses fut bouleversée, dans le domaine artistique comme dans le domaine politique.
L'art florentin se diffusa alors partout dans la péninsule, Venise étant particulièrement réceptive.
C'est ce que l'on appelle « Le temps des génies » car Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël atteignent alors les sommets de leur créativité.
Mais Léonard de Vinci meurt en 1519 en France, Raphaël en 1520 à Rome. Seul Michel-Ange survivra jusqu'en 1564. On sait dans quels problèmes spirituels il se débattra.
Le « Classicisme » atteint le sommet de sa courbe ascendante dans les travaux de l'atelier de Raphaël à Rome, entre 1510 et 1520 (1*).
La troisième partie va de 1527 à la mort de Michel-Ange en 1564.
Durant cette période la Renaissance déborde toute l'Italie et commence à se répandre ailleurs : d'abord en France grâce à la venue de Léonard à la cour de François Ier, puis dans toute l'Europe en provoquant des réactions variées, pouvant aller jusqu'au rejet ( Allemagne, Espagne) car ne correspondant pas à la mentalité locale.
C'est seulement a posteriori que le « Maniérisme » sera considéré comme l'élément dominant de la fin de ce siècle étonnant que fut le seizième du nom.
Mais faire de Michel-Ange le père du « Maniérisme » est une idée dépassée, voire absurde : l'aventure de l'Art ne pouvait pas se satisfaire d'un état des lieux sans évolution.
C'est si vrai, qu'aujourd'hui, la dénomination de « Renaissance maniériste » est devenue usuelle pour caractériser cette période !
Comme déjà indiqué, elle touchera toute l'Europe. Avant que le « Baroque » ne l'emporte et domine le monde occidental jusqu'aux Amériques...
Pourquoi l'atelier de Verrocchio a-t-il eu une si grande importance?
Revenons au point de départ et traitons de la personnalité artistique d'Andrea Del Verrocchio (Florence 1435?- Venise 1488).
Il appartient à la première Renaissance, celle dont Florence est le cœur. Il mourra au début de la deuxième, sans savoir que ses recherches ouvraient de nouvelles voies aux artistes.
Les créateurs de la première époque rendent en formes simples et sévères les traits caractéristiques des sujets qu'ils traitent.
Ceux de la deuxième période recherchent la grandeur et le sublime.
La première époque croyait au caractère, la deuxième à l'harmonie.
Ce sont Bramante et Raphaël (6*) qui ont codifié le sens aiguë des proportions qui permit de créer cette harmonie et cette sérénité qui sont typiques de la Renaissance deuxième période.
Verrocchio fut un artiste aux multiples facettes:
à la fois peintre, sculpteur et orfèvre (de nombreux écrits l'indiquent mais aucune œuvre de ce type n'est parvenue jusqu'à nous), mais aussi un remarquable pédagogue et un chef d'atelier à la forte personnalité qui marqua, à tout jamais, ses élèves.
Issu d'une famille modeste qui s'était élevée dans la hiérarchie sociale ( son père briquetier devint collecteur d'impôts), il aurait été l'élève de Donatello d'après « l'anonyme Gaddiano », manuscrit dont les affirmations se sont, systématiquement, révélées exactes.
En 1469, il est membre de la guilde des sculpteurs, en 1472 de celle des peintres. Sa réussite est donc certaine. Il reçut d'ailleurs des commandes considérables de Laurent le Magnifique.
En 1472 il crée pour les Médicis, dont il fut le sculpteur officiel, le tombeau de Pierre et Jean de Médicis ainsi que son David de bronze ( en référence à celui de Donatello, mais de qualité bien inférieure). Ses bronzes montrent des effets de masses sous l'éclairage, tandis que ses marbres donnent une forte sensation de volumes denses, pénétrés de lumière. Visiblement, son œil est attiré par les sources lumineuses accentuant les détails des surfaces.
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Sa « dame au bouquet », en marbre de Carrare, fut une commande spéciale de Laurent le Magnifique, inspirée d’un des poèmes du Maître de Florence :
«Mes chères violettes, cette main,
en vous choisissant parmi d'autres,
vous a donné toute votre excellence et votre valeur... »
Sa réalisation est une révolution
: c'est la première fois qu'on représente, en marbre, un personnage jusqu'à la taille, bras et mains inclus.
Le résultat est une parfaite réussite. Harmonie chaste et équilibre structurel des parties en ressortent.
Le visage au front haut semble empreint de rêverie, un réalisme poétique s'en dégage.
Les yeux fendus en amande annonce directement la « Ginevra Benci »(4*), tableau du jeune Léonard.
La robe de cette belle dame, en lui collant à la peau en « drapé mouillé », paraît d'une simplicité douce et naturelle.
La jeune femme occupe impeccablement son espace, mettant bien en évidence la splendeur spiritualisée caractéristique des chefs d’œuvres florentins du Quattrocento.
Le spectateur a la sensation de respirer son parfum, bien entendu à base de violettes...
La finesse des doigts effilés, racés, presque musicaux tellement ils donnent l'impression de pianoter en bougeant, est d'une délicatesse incroyable.
Il s'agit d'un travail mûri, réfléchi, pensé en amont de l'exécution.
Mais la sculpture la plus extraordinaire de Verrocchio est, sans le moindre doute, son merveilleux groupe de « l'incrédulité de Saint Thomas »(2*), de 1486, pour l'église des corporations : Or San Michele.
La même année, il part pour Venise , afin d'honorer une commande exceptionnelle : le monument équestre du condottiere Bartolomeo Colleone (3*), qui sera la deuxième statue équestre créée depuis l'Antiquité ( la première étant le Guattamelatta de Donatello à Padoue)(3*). Il mourra avant d'avoir fondu son modèle.
Ses tableaux sont tout aussi célèbres, à l'instar du « baptême du Christ », auquel participa le plus fameux de ses élèves : Léonard de Vinci, pour l'ange dont le visage tourne et le paysage au-dessus, membre de l'atelier entre 1469 et 1482.
Verrocchio est un esprit universel, le type de l'artiste talentueux et polyvalent, comme le prouvent ses multiples capacités.
Seul un créateur de génie peut transmettre son savoir à de jeunes débutants surdoués, comme l'étaient Léonard de Vinci et consorts.
Seul un Maître à l'intelligence aiguisée pouvait organiser son atelier de manière à laisser s'exprimer le potentiel de chacun.
Seul un pédagogue perspicace pouvait oser proposer à ses étudiants de participer physiquement à l'élaboration de ses tableaux !
Et seul un chef d'atelier respecté pouvait se faire obéir de cette bande de gamins exceptionnels imbus d'eux-même.
Il faut bien comprendre la différence de nature entre l'atelier de Verrocchio et les autres : les « apprentis » ne sont pas là pour balayer la cour, faire sécher les pinceaux ou broyer les couleurs.
Ils sont là pour que s'épanouissent leurs personnalités car, grâce à son œil redoutable, Verrocchio avaient choisi les meilleurs de tous ceux qui venaient frapper à sa porte. Ils étaient nombreux !
Tout le monde discute, tout le monde participe, tout le monde travaille ensemble et met la main à la pâte.
Il n'existe pas d’œuvre créée dans l'atelier qui ne porte aucune marque de collaboration !
Le revers de la médaille, c'est qu'inévitablement une certaine dispersion artistique fut la conséquence de cet état de fait.
Nous ignorons les raisons profondes qui ont conduit Verrocchio a pratiqué de la sorte mais, qu'elles soient altruistes ou partisanes le résultat est là, y compris pour notre temps.
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Des siècles plus tard d'énormes difficultés d'attribution, pour certains tableaux parmi les plus célèbres du monde, à l'instar du « baptême du Christ » ou de la « grande annonciation », se poseront aux plus intuitifs historiens d'art.
Il faudra attendre notre époque et ses moyens techniques pour que soit, plus ou moins, rendu à chacun ce qui lui appartient.
Dans ces conditions, on imagine aisément qu'un travail d'élaboration en commun, permanent, devait aboutir à une unification des contraires au service de l'atelier, sans pour autant détruire le libre-arbitre de chacun.
Cette dualité devait parvenir à l'élévation de chaque talent de l'atelier qui s'approfondissait tableau après tableau. D'où la complexité du travail d'analyse critique pour notre temps.
Les principaux membres de l'atelier ( ceux qui sont passés à l'Histoire) furent Botticelli et Ghirlandaio à leurs tous débuts, Léonard de Vinci, Perugin et Lorenzo di Credi pendant une dizaine d'années.
Ce dernier resta très proche de Verrocchio la vie du Maître durant : étant célibataires, ils vivaient plus ou moins ensembles.
Chose curieuse, qui n'a jamais reçu d'explication satisfaisante, ce sont surtout ses élèves peintres qui sont passés à l'Histoire, pas les sculpteurs.
Et pourtant nombre de merveilleuses « Vierge à l'enfant », en marbre, sont sortis de l'atelier...
Mais, rien ne nous arrêtant, nous allons analyser une Vierge à l'enfant de l'atelier de Verrocchio.
L’œuvre est d'une qualité d'exécution unique. Elle appartient à un collectionneur privé qui a bien voulu nous accorder le privilège de la commenter et de la présenter. Qu'il trouve ici nos remerciements les plus enthousiastes.
Il s'agit d'un relief en marbre de Carrare d'une soixantaine de centimètres de hauteur. Il est en parfait état.
Au dix-neuvième siècle, un magnifique encadrement en bois peint et doré a été spécialement conçu pour lui.
Le ressenti du spectateur c'est qu'il est serti, tel un diamant sur sa monture.
L'épaisseur de la plaque de marbre portante est d'au moins cinq centimètres.
La virtuosité du travail est remarquable, allant quelque peu en profondeur.
Cela implique que la sculpture est une commande car son prix de revient était considérable.
Les volumes induits sont remarquablement appréhendés : seul un artiste de talent est capable de ce genre de prouesse.
L'aspect ductile de la Vierge, à la robe individualisée, est patent: les nombreux plis du vêtement sont ordonnés et réalistes, tandis que sa pose, classique, est maîtrisée et focalisée par les mouvements centripètes issus des positions des plis.
Pour ces derniers, les passages de l'un à l'autre sont étonnamment saisis, soumis à la volonté de son créateur, comme le croyant devant la Madone.
Une certaine raideur se dégage de l'enfant divin montré de face, debout sur un coussin, qui semble en lévitation à l'intérieur de la robe de Marie vue de trois-quarts.
Les deux personnages sont auréolés. On notera que la tête de l'enfant Jésus est d'une taille trop importante au regard du corps : c'est tout ce qu'il y a de plus normal puisque Jésus est le sauveur universel. Son ventre replet et ses bras potelés lui donnent un réalisme inattendu.
Le traitement des doigts des mains, surtout celle de gauche, présente un ressemblance indiscutable avec celui des doigts de « la dame au bouquet ».
Cette similitude n'a rien d'accidentelle : c'est la marque de Verrocchio et de son atelier!
La chevelure est magnifiquement exécutée, le léger balancement du cou aussi.
Mais ce qui prouve la différence avec une réalisation de Verrocchio lui-même, c'est le visage : celui-ci, très contemplatif, présente un menton rond, un nez aquilin qu'une gouttière relie à la lèvre supérieure d'une bouche aux lèvres minces, et des yeux moins ouverts et moins marqués que ceux de « la dame au bouquet ». De même la trop aimable inflexion du corps de la Vierge ne peut pas appartenir au ciseau du Maître lui-même.
Mais que de qualités : une vie spirituelle intense émane de ces lourdes paupières, de ce visage serein, de ce parfait équilibre entre le tout et les parties.
Nous sommes aux antipodes d'une création molle où l'esprit divin ne soufflerait pas.
Malheureusement, mettre un nom sur ce relief est impossible : ce serait une imposture.
Ce type de sculpture est courant à la Renaissance italienne, mais cette interprétation là déborde du cadre traditionnel par le flux psychique qu'elle génère : c'est une absolue nouveauté.
C'est là que réside vraiment l'apport de l'atelier de Verrocchio à l'art du Quattrocento.
Son impact sur le monde artistique du temps fut incommensurable, nous commençons seulement à nous en apercevoir et à le comprendre.
Nous allons « disséquer » un des tableaux les plus connus de l'atelier : « le baptême du Christ ».
L’œuvre est une peinture à la détrempe sur bois de peuplier préparé.
Nous savions, par de nombreux écrits de l'époque, que l'ange au premier plan est de Léonard.
Le modelé de cet ange, construit suivant des mouvements multiples vus d'angles variés, frappa d'étonnement tous les artistes florentins du temps. On se bousculait pour voir ce miracle de légèreté, de douceur et de sophistication discrète.
La rotation donnée par Léonard à son personnage est une prouesse technique, avec son mouvement tournant s'amorçant de dos et venant mourir dans le cou où se voient de petites rides.
Le regard est volontaire, concentré, avec ses pupilles claires orientées en direction du Sauveur. Le front est haut, le nez droit, la bouche, aux lèvres roses, sensuelle.
Cet ange au visage de fille, ambigu, est aux antipodes du second, encore un enfant courant les rues de Florence renaissante.
Les boucles de cheveux du messager céleste, qui n'a pas encore arrêté son mouvement, se dispersent au vent en occupant l'espace et en accentuant l'effet de profondeur.
La différence avec l'autre ange est manifeste : ce dernier est si bien coiffé...Les couleurs de l'ange : bleus, verts et bruns, sont lumineuses et transparentes.
Tous ces éléments sont indiscutables, et indiscutés. Mais c'est le dix-neuvième siècle qui découvrit que le paysage au-dessus de l'ange devait aussi être attribué à Léonard et non à Verrocchio.
C'est le respecté historien et conservateur Bode qui remarqua le premier que le paysage fut réalisé à l'huile sur une préparation a la tempera(5*).
Ce que le vingtième siècle, avec ses moyens techniques modernes, a prouvé en montrant que Léonard avait peint sur un autre paysage, œuvre d'un membre resté anonyme de l'atelier.
Regardons-le de plus près: c'est une fusion d'éléments naturels, solides et liquides, en une tempête de déluge final digne de Turner. C'est dire à quel point cette manière de peindre est inconnue à l'époque.
Une émotion authentique saisit le spectateur qui comprend que ce paysage exprime aussi l'état d'âme de Léonard.
Lequel pousse à l'extrême puissance et inquiétude créatrice. L'élément liquide bouillonne, déborde des rochers. La rivière s'écoule vers l'arrière-plan où une mer verdâtre apparaît, là où domine l'étrange, où la clarté lumineuse devient insoutenable, véritable miroir aux alouettes pour l'observateur.
Formes et matières sont ductiles, éliminées par une lumière surnaturelle où se crée le miracle de l'esprit. Une différence de nature, et non d'intensité, sépare Léonard des autres peintres. Son époque l'avait comprise.
Déjà là, au début de sa carrière, se fait jour cette constante qui ira en s'amplifiant : chez Léonard il y a unité physique, psychologique et spatiale des éléments constitutifs du tableau.
Il sera le seul membre de l'atelier à atteindre une si haute spiritualité.
Ce qui caractérise les œuvres du Vinci élaborées dans l'atelier de Verrocchio, c'est leur immatérialité : des personnages flottent dans l'air en quasi-lévitation, les draperies sont animées par un vent céleste accentuant ce mouvement continu dans l'espace...
Tout cela fait qu'il est, relativement, facile de reconnaître la main de Léonard dans les peintures de l'atelier réalisées en collaboration.
On objectera que ce sera moins aisé pour les peintres de talent de l'atelier que pour notre génie universel, certes oui.
Mais il faut garder à l'esprit que la preuve de l'autographie léonardienne du paysage décrit ici est récente, que les progrès techniques s'accélèrent. Actuellement un énorme travail de compilation, de tri, d'analyse, de sélection et de synthèse est en cours concernant l'atelier de Verrocchio. Tous les spécialistes y concourent.
Le domaine tend, lentement, à se clarifier et à s'ordonner. Ce chantier est, actuellement, le plus prometteur qui soit dans l'étude de la Renaissance italienne.
De ce fait, nous avons seulement essayé d'esquisser quelques traits généraux qui nous semblent former une partie du substrat de ce que devrait être, et sera un jour, une étude approfondie sur le sujet.
Ce qui occupera plusieurs générations de critiques et d'historiens, nous en sommes conscients. Nous devinons qu'il y aura des « surprises », inattendues et contradictoires, le jour venu.
Nous espérons simplement avoir intéressé nos lecteurs au sujet.
Jacques Tcharny Auteur de l'article Verrocchio et son atelier
(1*) Voir les écrits de René Huyghe sur le sujet dans « l'art et l'homme ».
(2*) Voir l'article spécifique que je lui ai consacré sur Facebook.
(3*) Voir mon « histoire de la statue équestre » publiée sur Facebook
(4*) Voir mon « catalogue des peintures de Léonard de Vinci »publié sur Facebook
(5*) « a tempera » : technique de peinture basée sur une émulsion
(6*) Tous deux originaires d'Urbino, la ville qui était le centre des recherches mathématiques des humanistes, recherches capitales pour le développement de l'art pictural.